LA PIERRE QUI CHANTE
Avez-vous regardé le monument à Charles Bordes ?
© Photo Bernard Cassaigne
Tant de gens passent sur cette place (c’est la place Sadi-Carnot) en ne jetant qu’un coup d’œil rapide sur le mur de l’église, et tant de gens stationnent sur cette place, pour garer leur voiture, ou dans l’attente de la sortie d’un mariage ou d’un enterrement. Jadis, sur cette place, devant l’église et le monument, il y avait un gros orme, dit « orme de Sully ». Il était malade, atteint de la graphiose, comme bien des ormes, et la tempête a eu raison de lui à l’automne de 1967. Et même auparavant, il y avait deux ormes, comme on le voit sur cette carte postale du début du 20e siècle.
Carte postale de l'Eglise de Vouvray - Collection particulière
En-dessous, il y avait la « pierre d’attente des morts », qui a un rapport avec le monument, nous le verrons un peu plus loin. Elle existe toujours, malgré de multiples outrages. Sur la carte postale, il n’y a pas encore le monument à Charles Bordes. A sa place, sur l’église, on voit un panneau d’affichage.
L’ensemble du monument, sculpture et architecture, est l’œuvre de Médéric Bruno (né à Azay-le-Rideau en 1887, mort à Tours en 1958). Son nom figure sur le côté droit. Il n’a pas disposé de toute la documentation souhaitable, mais il a réalisé une œuvre forte.
Certains trouvent que le monument manque d'unité. D'une part on voit les choristes en surplis et leur partition sur un lutrin, d'autre part ce contrefort d'église avec le médaillon où Charles Bordes est représenté. Il s'agit d'une représentation de contrefort, plus petit qu'un contrefort véritable, ramené aux proportions du monument et qui rappelle le contrefort de l'église. Ces deux parties nous disent la même chose. Charles Bordes est défini comme le défenseur du chant liturgique : le texte, gravé sur le socle, nous rappelle qu'il a fondé les Chanteurs de Saint Gervais et la Schola Cantorum. Nous savons qu'il a fait revivre la Semaine Sainte (1892), puis créé cette école (1896), conscient de ce qui menaçait la musique sacrée en cette époque de changements radicaux. Le contrefort, qui fait partie intégrante du monument, souligne ce rôle de soutien : une métaphore sculptée qui fait de Charles Bordes le défenseur de cette cause.
© Photo Bernard Cassaigne
Le portrait de Charles Bordes sur le haut du contrefort est le seul point faible du monument. Il avait 46 ans quand il est mort (cf la notice dans « Célébrités ») et il n’a jamais ressemblé à ce notable. Nous sommes loin de ce profil très réussi qui se trouve à l’église St Gervais à Paris. On peut comparer avec cette photo tragique faite chez Déodat de Severac le 18 septembre 1906. Charles Bordes vivra encore trois ans mais il est « déjà marqué pour la mort » comme l'écrit François-Paul Alibert.
Photo de Charles Bordes (détail) : Association Festival Déodat de Séverac
Les trois enfants qui chantent dans la joie et dans la douleur marquent les esprits. C’est eux qu’on voit surtout. Puis on remarque le pupitre et les neumes sur l’antiphonaire. Chacun comprend que c’est du grégorien. C’est une évocation claire et puissante.
© Photo Bernard Cassaigne
Y a-t-il un sens particulier à cette partition dans la pierre ? Que chantent-ils ? La question a été posée à Solesmes. Sans texte, c'est difficile, mais Dom Daniel Saulnier reconnaît dans la première ligne la mélodie de l'introït : « Circumdederunt me gemitus mortis », c'est-à-dire, selon la Bible de Port Royal, pour ce Psaume 116:3 « Les douleurs de la mort m'ont environné ». A l'opposé de cette détresse, la deuxième ligne est celle de l'introït du 4e dimanche de Carême : « Laetare Ierusalem et conventum facite », soit : « Réjouissez-vous avec Jérusalem, …, vous tous qui l'aimez ». La douleur, la joie, c'est ce qu'exprime la sculpture. C’est sur la pierre d’attente, tout près du monument, que jadis le cercueil était posé et béni avant et après la messe d’enterrement. C’est aussi sur cette pierre qu’étaient annoncés les événements importants pour la vie de la commune, comme le ban des vendanges (cf le livre de Josette François, Vouvray avant Balzac : 1745-1836). La mort, la vie. La douleur, la joie. L’artiste a bien réalisé cette partie du monument, établissant un lien entre l’endroit (l’église, la pierre), les chanteurs et ce qu’ils chantent. Ici, je ne m’attarderai pas sur Médéric Bruno dont j’ai ailleurs retracé la carrière (cf le blog « Autour de Charles Bordes » au 28 août 2011).
Revenons sur ces trois enfants. L’artiste y a apporté beaucoup de soin. Il a su rendre des sentiments contradictoires, en contraste avec le côté statique des surplis. On sera attentif à la communion qu’expriment les mains.
© Photo Bernard Cassaigne
La réserve du Musée des Beaux-Arts de Tours garde le plâtre de Médéric Bruno. Le voici, sorti de l’ombre (et de la poussière).
Plâtre du monument : © Musée des Beaux Arts, Tours
L’œuvre sculptée dans la pierre avait été auparavant longuement méditée. Si nous comparons la pierre et le plâtre, les chanteurs, dans l'oeuvre définitive, paraissent moins dociles, plus envahis par ce qu'ils chantent, par leur sérieux, leur concentration et pour le chanteur du centre par l'expression de la douleur. Certes il y a une grande fidélité du plâtre à la pierre, mais le sculpteur a su montrer comment la musique pouvait envahir l'être tout entier, le posséder tout en le libérant. Ces chanteurs représentent une idéalisation du chant. Car les « Chanteurs de St Gervais », ceux qui se sont produits par exemple pour la Semaine Sainte de 1892 et que Charles Bordes emmenait en tournée dans toute la France n’étaient pas ainsi. On les voit, dirigés par le Maître, dans le bonheur de la musique.
Chanteurs de St Gervais : revue Musica, n°20, août 1908
Les enfants étaient d’abord des élèves de la Schola Cantorum, mentionnée sur le monument. Les meilleurs musiciens, quel que soit leur milieu social et les possibilités économiques de leurs familles, étaient recrutés par Charles Bordes dans toute la France ; la 1ère Schola était située Boulevard du Montparnasse, à côté de l’église Notre Dame des Champs. Les enfants allaient jouer avec ceux du patronage de Nazareth, sous la houlette de l’abbé Hello, et chantaient avec eux le patriotique Drapeau de Mazagran, musique de Charles Bordes (1895). Très vite l’espace devint insuffisant et c’est alors que la Schola s’installa au 269 rue St Jacques où elle est encore.
Le monument exprime une vision traditionnelle de Charles Bordes : la défense de la liturgie. Il faut aller au-delà dans la perception qu’on peut en avoir au XXIe siècle. Il n’y a pas que la liturgie : c’est d’abord la défense de la musique et de son avenir par la confiance faite aux enfants. C’est aussi le travail du compositeur. L’inscription dit bien, c’est même en premier, que c’est le compositeur qui est honoré. La même expression vient en premier aussi sur la palme métallique posée sur la tombe, là-haut dans le cimetière. Il faut donc aussi voir dans le monument un symbole de la musique vivante, même si l'œuvre propre de Charles Bordes est souvent estompée.
Lors de l’inauguration du monument, le 17 juin 1923 (la date est gravée sur le côté), Pierre de Bréville, dans un discours, a évoqué Charles Bordes. Né en 1861, il avait deux ans de plus que lui. Professeur de contrepoint à la Schola, il a composé, lui, jusqu’à sa mort en 1949. Dans son discours, il parle de l’attrait du Pays Basque pour Charles Bordes, non pour y passer des vacances mais pour écouter, noter, transcrire de la musique populaire. Cela, le monument ne le dit pas. Et pour écrire de la musique, instrumentale et aussi, sans arrêt, des mélodies sur les poèmes qui révèlent, pas seulement leur auteur mais aussi le compositeur. Cela non plus le monument ne le dit pas directement, mais la pierre chante.
Regardez ces chanteurs dans la lumière. On entend le poème de Louis Payen, la dernière mélodie composée par Charles Bordes et qui dit la complexité du musicien :
Mais je m'offre au soleil ardent car j'ai voulu
Qu'un lumineux baiser descendit dans mes veines.
Un regard, encore, sur cette pierre. L'église a été restaurée il y a quelques années et on voit bien comme le crépi est en bon état. Le monument n'a pas été touché par les artisans, ils ont bien fait, car il est fragile. Des plaisantins ont badigeonné les bouches des chanteurs et des gouttes ont bavé sur les surplis. Une intervention minuscule m'a montré que la pierre s'en va avec la peinture, dès qu'on y touche. Il ne s'agit pas de nettoyer le monument au karcher, mais de le traiter doucement, avec le respect qu'il mérite.
Bernard Cassaigne - © Photo Hubert Nivet, 7 novembre 2009
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