LA PIERRE D'ATTENTE
Ce monument vouvrillon, situé devant l’église, place Sadi Carnot, est méconnu, maltraité, abandonné. Il mérite qu’on s’y attarde. Quel est cet « objet » dont beaucoup n’ont même pas remarqué l’existence ? Certes, ce monument n’est pas bien grand : 2m de long sur 1m de large et 72 cm de haut. Les pierres qui le composent sont là depuis plusieurs siècles (au moins depuis le 16ème), à 8m environ du mur Sud de l’église, jadis ombragées par l’orme (les ormes, d’après la carte postale) de Sully.
Les « pierres d’attente des morts » sont connues et assez nombreuses dans le Centre et, en Indre-et-Loire, dans le Sud du département, notamment dans le Lochois. C’était sur la pierre que le cercueil était déposé et béni avant la cérémonie, puis après, avant le cimetière. Avant 1836, c’était en contrebas, là où se trouve aujourd’hui l’école publique ; après 1836, au-dessus : une montée conduit au « cimetière dans les vignes » créé par Victor Hérault, alors maire. La pierre est à mi-pente. Son nom vient de son rôle religieux. A Vernou, une pierre plus petite, déplacée récemment devant le portail de l’église, était désignée comme « pierre du jugement ».
La pierre de Vouvray avait un autre rôle. Les gens du village, rassemblés sur la place avant et après la messe, échangeaient des nouvelles. C’était une tribune pour les annonces importantes. Si la pierre était limitée à sa fonction religieuse, il était impensable d’y monter. Ce n’est pas le cas. On remarquera en la regardant des marches permettant de monter pour haranguer la population, exprimer publiquement un avis, ou faire des annonces concernant la vie de la paroisse. C’est là qu’était proclamé le « Ban de vendange », annonce essentielle pour la vie de Vouvray ; voir par exemple, sur cet abannement, les délibérations du Conseil Municipal du 20 octobre 1793 :
« La municipalité assemblée sur la place publique […] à la manière accoutumée, a observé que la maturité de la vendange avançait chaque jour, […] qu’il était d’intérêt public de fixer l’abannement de vendange :
- le jour d’ouverture de la vendange blanche déterminé et fixé au mardi, premier jour de la première décade du mois prochain, avec deffences de vendanger avant sous peine de saisie et confiscation de la vendange […],
- le jour de la clôture avec défense aussi d’aller albotter avant le lundi d’après la Saint Martin, sous peine d’être poursuivi. »
D’autre part, c’est autour de la pierre et sous l’orme que se prenaient les engagements à caractère juridique : locations, contrats de fermage, recrutement des journaliers, règlements de dettes et promesses tenues. Après la Révolution, la tradition juridique a continué en ce lieu. Il s’y trouvait le bâtiment de Justice de paix, charmante petite construction de style néo-classique, située en arrière de la pierre et de l’orme, devant ce qui est aujourd’hui le Randersackerer Garten. Il a subsisté jusqu’au début des années 1950 et on peut le voir sur les cartes postales anciennes, représentant ce très bel endroit de Vouvray, souvent photographié. Cette tradition existait bien sûr dans de nombreuses paroisses de France, l’orme le plus célèbre étant celui de Saint Gervais, derrière l’Hôtel de ville, à Paris. Il en est resté l’expression « Attends-moi sous l’orme ! », utilisée pour exiger qu’une promesse soit tenue, mais aussi, de façon ironique, pour dire le contraire, du style : « Vous pouvez toujours m’attendre, je ne viendrai pas. »
La table mesure 100 X 94 cm ; métrique, elle date de la Révolution. On notera que ses dimensions sont proches de la demi-toise de l’Ancien Régime. On peut y poser un cercueil et aussi s’y tenir debout. La surface en est un peu irrégulière et pouvait retenir l’eau bénite (mais il n’y a pas de cupules aménagées à cet effet comme sur d’autres pierres). Un chanfrein orne cette plateforme dans sa partie inférieure. Pour monter, il y a 3 marches, depuis plus de 10 ans très détériorées : ce monument est en péril et périlleux.
L’orme de Sully est tombé tué par la graphiose, à l’automne de 1967. Sur la photo (par JJ Audinet, octobre 1967) on le voit déraciné (et bien malade). Au fond, le monument à Charles Bordes. Sur la plateforme dont on voit le chanfrein est assise une enfant blonde, elle s’appelle Anne :
Depuis un quart de siècle, l’INRA a sélectionné des types d’ormes qui résistent à l’Ophiostoma novo-ulmi. Un jour peut-être, un orme reprendra racine à côté de la pierre d’attente.
La pierre d’attente de Vouvray bénéficie d’une notice et d’une photo en couleurs dans le Dictionnaire des communes d’Indre-et-Loire paru chez Flohic en 2001. On lira surtout ce qu’en dit Josette François dans son livre Vouvray avant Balzac, 1745-1836, Editions du Bois-au-Chantre, 2007.
Elle cite quelques anecdotes savoureuses concernant la période révolutionnaire. Ainsi, le 10 mars 1793, il n’y a pas de volontaire pour aller à la guerre ; imaginez cette scène :
« le citoyen Duliepvre, maire, remply du désir ardent de concourir au bien général, a fait part à l’assemblée que le premier garçon qui voudrait s’enrôler sous les drapeaux de la République en cette commune, il lui ferait don d’une montre à Boîte d’Or, laquelle il tenait suspendue dans sa main en la faisant voir à toute l’assemblée. Le citoyen Philippe Chartier, garçon jardinier, s’est avancé et après avoir témoigné de son dévouement, s’est fait inscrire sur le registre des enrôlements pour servir sa patrie en qualité de volontaire national et a déclaré ne savoir signer » (p. 93)
Et en avril, même chose ; il y a un seul volontaire, l’assemblée en élit un autre par 119 voix sur 137 présents : « C’est Martin Egrizard, greffier de la municipalité. L’élu demande la parole et prononce un vibrant discours patriotique dans lequel il promet « de ne jamais démentir la bonne opinion qu’on a de lui » et dit qu’il « soupire après le moment de faire voir aux ennemis de la République et aux tyrans coalisés qu’un Français doit vaincre ou mourir. » De vifs applaudissements et des cris de « Vive la République » lui répondent. En fait, on a profité de l’occasion pour se débarrasser du pauvre homme, car c’est « un incapable qui ne cesse de fréquenter les cabarets. » (p. 94)
La pierre d’attente, on l’a dit pour commencer, a été maltraitée. Certains ont même envisagé la destruction « de ce tas de pierres » d’un « coup de godet ». Elle se dégrade lentement. Lors d’un chantier, il y a quelques années, elle n’était pas protégée et les engins ont poussé la table (pourtant lourde) et elle a été écornée.
C’est peut-être un humble monument mais d’une force symbolique puissante, car il réunit les traditions spirituelles et la conscience civique.
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